Elie

Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris Nanterre, spécialiste de philosophie contemporaine et de Bergson en particulier, Élie During accompagne depuis plusieurs années les élèves-artistes de l’École des beaux arts préparant leur diplôme de fin d’études. Le séminaire qu’il anime dans cette institution prolonge ses recherches sur les formes de l’espace-temps dans le monde contemporain, à la croisée de la métaphysique, de la philosophie des sciences et de l’esthétique. C’est ce terrain qu’il continue à explorer comme membre junior de l’Institut universitaire de France et, ce semestre, comme Senior fellow à l’IKKM de la Bauhaus-Universität, à Weimar. Au mois de mars, il a fait sa première expérience de zéro-gravité en vol parabolique dans le cadre d’une résidence de l’Observatoire de l’Espace, le laboratoire culturel du Centre national d’études spatiales. Parmi ses publications, plusieurs volumes des œuvres de Henri Bergson aux Presses universitaires de France (Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein, 2009 ; Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance, 2012), et plus récemment Le Paradoxe des jumeaux : deux conférences sur la relativité, du physicien Paul Langevin (Presses universitaires de Paris Nanterre, 2016).


« Nous avons un problème : la philosophie sur orbite »

Gagarine (108 minutes dans l’espace), s’il avait survécu quelques semaines à son accident fatal, aurait été témoin des événements de Mai 68, qui ont précédé d’un an les premiers pas de l’homme sur la Lune. Pas de regret, cependant : nous sommes encore contemporains du programme Apollo, démantelé l’année de ma naissance. Au moment où l’exploration spatiale, ses technologies et ses fantasmes, semblent retrouver une nouvelle actualité avec les projets de colonisation de Mars ou l’image grotesque d’une voiture Tesla propulsée par SpaceX dans le vide sidéral, on gagnerait à consacrer un peu de réflexion à une hypothèse moins dispendieuse concernant les virtualités du vol orbital, celui qui se déroule déjà couramment à quelques centaines de kilomètres de nous (Paris-Lyon, mais vers le haut). L’hypothèse, la voici : c’est le vol orbital, et plus précisément l’expérience multi-sensorielle et spéculative de la micro-gravité, qui nous délivrera de la passion icarienne, de la dramaturgie de l’élévation et de la chute, mais aussi de la tentation du point de vue en « surplomb » inlassablement dénoncé par la philosophie, même chez ceux (de Merleau-Ponty à Latour aujourd’hui) qui prennent au sérieux la question cosmologique. Pour cela, nul besoin de se faire soi-même astronaute. L’apesanteur, il suffit d’en acclimater l’idée dans nos vies terrestres, d’en produire des espèces de simulation au sol en l’envisageant comme un « exercice spirituel » au sens où l’entendait Pierre Hadot : un vecteur de transformation de soi-même et de son rapport au monde. On commencera par méditer cette formule lumineuse et sidérante : le vol orbital est, fondamentalement, une chutelibreprolongée par d’autres moyens. Ou ce qui revient au même : l’impesanteur ne consiste pas à s’arracher à la gravité, mais au contraire à s’y livrer intégralement, sans résistance. Ensuite, on tâchera de s’imaginer flottant au-dessous de l’arche terrestre, et donc simultanément au-dessus. Le cerveau reptilien a beaucoup de mal à s’accommoder d’un espace sans direction privilégiée ni point de chute. Il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à cette aberration phénoménologique : un monde absolument sans horizon, mais qui ne soit pas pour autant « hors sol ». « Demandons l’impossible », disait-en en Mai. La philosophie peut nous y aider, en théorie et en pratique, comme l’ont fait depuis un siècle tous les artistes qui ont rêvé (et donc inventé) le vol spatial.